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Moochie officialisa la naissance du Kit Scratch Club en punaisant sur le tableau de liège du foyer la feuille de papier tamponnée de frais récupérée le matin même au bureau des « affaires culturelles » du collège. David poussa un véritable soupir de soulagement. Cet acte de baptême le tirait des limbes de la non-existence et faisait s’éloigner le spectre de la milice interfraternités. Au réfectoire, il devina que des regards curieux s’attachaient à ses gestes. Il était plus que probable qu’on lui attribuait l’initiative de la création du club. Cela ne voulait pas dire qu’on le respectait pour autant. Un club de maquettistes ! C’était puéril. Si encore il s’était agi d’aéromodélisme et d’engins téléguidés, on aurait compris, mais là ! Il n’était question que d’assembler de petites coquilles de plastique vides qu’on alignait ensuite sur une étagère après les avoir barbouillées de peinture. Pouvait-on imaginer une occupation plus tortueuse et plus stérile ?
David n’était, pas loin de partager cet avis, mais Moochie l’avait tiré du pétrin, il se retrouvait donc désormais lié au gros garçon par un devoir de gratitude.
— Tu comprends, haletait celui-ci en s’étouffant avec son yaourt, les kits vendus dans le commerce sont toujours approximatifs. Les fabricants se foutent de la gueule des acheteurs, ils pensent que les mômes n’ont aucune notion de l’exactitude historique, de la reconstitution. Alors ils simplifient les maquettes à outrance, gommant un tas de détails super importants. Chaque fois qu’un amateur consciencieux veut assembler un modèle, il doit se livrer à un véritable travail de documentation. Plans, photos de l’époque, etc. après il devra corriger le modèle de ses propres mains, reconstruire les pièces qui manquent ou retravailler celles qu’on a abusivement schématisées.
Comme chaque fois qu’il s’excitait, sa voix devenait sifflante et son débit haché. Ses bronches trahissaient leur délabrement par de curieux bruits caverneux. C’était un peu dégoûtant et David se prenait à fixer la bouche de Moochie, s’attendant à en voir jaillir des flots de sang, comme cela se produit inévitablement dans les films qui mettent en scène des femmes phtisiques et amoureuses.
— Tu vois ça ? souffla Moochie en brandissant son pot de yaourt vide. C’est le meilleur allié du maquettiste, les pots de yaourt et aussi les gobelets des distributeurs de boissons. On peut tailler un tas de pièces dedans, toutes les parties planes des fuselages d’avion notamment.
— Mm…, grogna David.
Au fond du réfectoire, dans un coin d’ombre, il venait d’apercevoir la chevelure presque blanche du jeune homme pâle. Elle se détachait sur les tignasses environnantes comme une fleur maladive et vénéneuse, ne s’ouvrant qu’à la lumière de la pleine lune. De loin, ses boucles évoquaient la chevelure de la Gorgone, elles semblaient autant de petits serpents albinos dressés par la colère. David battit des paupières pour faire disparaître l’illusion.
Losfred Shicton-Wave contemplait son assiette vide de ses yeux plissés, une moue de dégoût sur les lèvres, comme si l’acte de manger relevait pour lui de la dernière grossièreté. Peut-être se nourrissait-il uniquement de biscuits et d’eau gazeuse, comme Byron prétendait le faire ?
Ses voisins de table observaient un silence scrupuleux et soumis, ne prélevant dans leur assiette que de minuscules morceaux qu’ils mâchaient ensuite interminablement. À un moment (alors qu’on apportait le dessert) ils relevèrent la tête et considérèrent dans un même ensemble le jeune homme pâle, comme s’ils attendaient de lui un ordre ou une autorisation. Le cœur de David s’emballa. Les attitudes, les mouvements ébauchés, étaient exactement les mêmes que dans le tableau de la Cène, qu’on trouve dans tous les dictionnaires. Shicton-Wave en figurait le centre, Christ coiffé d’une auréole de radiations nocives.
« Il me regarde », ne put s’empêcher de penser l’adolescent.
— Écoute, s’impatienta Moochie, je suis en train de faire ton éducation. Je ne veux pas que tu aies l’air d’un ignare lorsque nous irons voir Barney Coom à Triviana. Un kit, tu sais ce que c’est, mais un scratch ? Non, bien sûr. Un scratch c’est une maquette fantaisiste, inventée à partir d’objets usuels recyclés. Un vieux stylo repeint peut ainsi se changer en torpille, ou en réservoir auxiliaire de carburant. On peut récupérer n’importe quoi, des pièces d’aspirateur, des flacons de shampooing. Ce qui compte, c’est la forme du truc…
Mais David n’écoutait plus.
Le samedi arriva enfin. Cette fois les collégiens bénéficiaient d’un après-midi de « quartier libre », et un autocar spécialement frété leur fit traverser la lande en un éclair pour les jeter sur la place de l’Hôtel-de-Ville. David s’enveloppa frileusement dans son manteau noir.
La mer poussait dans les rues un brouillard qui ressemblait à de l’écume battue en neige. Une atmosphère d’humidité intense suintait des façades. Les trottoirs étaient mouillés, comme si la marée s’avançait à heures fixes à l’intérieur de la cité, noyant les rues jusqu’au parvis de la cathédrale, et faisant de la ville une sorte de Venise sporadique à l’immersion momentanée.
« Lorsque la mer se retire l’eau reste dans les caves, pensa David, elle les transforme en aquariums, et les poissons y restent prisonniers… comme dans des viviers de brique. Quand ils veulent manger, les habitants descendent dans les fondements de la maison, une lampe dans une main, un harpon dans l’autre, et ils pêchent leur déjeuner du haut d’un escalier… »
— Tu rêves encore ! s’irrita Moochie. Un jour tu finiras par avoir une méningite. Ouvre plutôt les yeux et regarde autour de toi. Compte les mutilés dans les boutiques et sur les trottoirs… Ce sont tous des victimes de la nuit du bombardier.
Ils se mirent en marche. Chaque fois qu’il passait devant un soupirail, David jetait un rapide coup d’œil dans le trou noir de la cave pour tenter d’y surprendre le reflet liquide de l’océan emprisonné. Au détour d’une rue il sursauta, croyant voir un buisson d’algues sous une porte cochère, mais il ne s’agissait que d’un tas de chiffons.
« Des chiffons avec lesquels on a peut-être essuyé les flaques de la récente marée ? » s’obstina-t-il à supposer.
Il n’arrivait pas à percevoir Triviana autrement que sous l’aspect d’une ville liquide, en proie à des subites crises d’engloutissement. À chaque clapotis il s’attendait à découvrir un poisson aux ouïes palpitantes échoué dans un caniveau ou sur la pelouse d’un jardin public.
Moochie avait raison, ils n’avaient pas parcouru cent mètres qu’un vieillard appuyé sur des béquilles surgit au milieu de la rue. Un peu plus tard ils avisèrent un manchot, installé derrière la caisse enregistreuse d’un café, puis un cul-de-jatte dans une voiture d’infirme, qui cachait ses moignons sous un plaid écossais. Ces estropiés donnaient à Triviana l’allure d’un gigantesque hôpital militaire érigé sur les arrières d’une quelconque zone de combat. Ils étaient là comme les preuves vivantes d’un épouvantable fracas, d’un carnage ancien dont les ondes douloureuses n’avaient pas encore réussi à s’éteindre malgré les années. David frissonnait dès qu’il apercevait une cicatrice, une phalange manquante, une oreille réduite à un tronçon de cartilage violet. Gagné par une véritable frénésie, il allait à pas rapides, sondant les boutiques, les cafés, auscultant les badauds. Dénombrant avec une fièvre malsaine ces vieillards démembrés et mal recousus dont la déambulation s’accompagnait d’un staccato de béquille ou de jambe de bois.
— Je te l’avais dit, haleta Flanagan. Tu vois ! Tu vois !
Lui aussi marchait plus vite, gagné par l’ivresse de la bizarrerie, saoulé par l’atmosphère de ces rues dégoulinantes, peuplées de béquillards et de gueules cassées.
— Le portier, tu sais, balbutia Moochie, sa trogne de cauchemar, c’est au parc d’attractions qu’il l’a ramassée, pas à la guerre. Il était gosse quand c’est arrivé. Bien sûr ça fait mieux de dire qu’il a pris une grenade entre les dents, ça en impose plus aux nanas !
David hocha la tête. Maintenant la moindre ride lui semblait une cicatrice, chaque main cachait une prothèse !
Il perdait la tête. La devanture de la boutique de Barney Coom vint heureusement casser cette hypnose, et il se retrouva les bras ballants face à une vitrine débordant d’un bric-à-brac poussiéreux où les treillis léopard voisinaient avec de vieux casques rouillés, des brodequins usagés et des cartouchières remplies de douilles vides. Au milieu de tout cela paradaient des soldats de plomb et d’étain, des maquettes de porte-avions et de chasseurs bombardiers suspendues à des fils de nylon. Le soleil avait décoloré les uniformes, la poussière recouvert les maquettes d’une couche pulvérulente à travers laquelle on avait bien du mal à deviner les couleurs des décalcomanies ornant les ailes et les fuselages. David eut la sensation de franchir le seuil d’un petit musée oublié de l’Administration. Un musée encombré d’armes « démilitarisées », et de fragments de grenades inclus dans des blocs de résine.
— Barney les vend comme presse-papiers, expliqua Moochie d’une voix emplie de respect.
David examina les curieux cubes de plastique transparent. Certains contenaient des balles de mitrailleuse, d’autres des plaques d’identification racornies par les flammes. Il lui vint à l’esprit qu’il s’agissait peut-être de faux débris artificiellement vieillis sur l’établi d’un garage, mais il n’osa pas faire part de ses doutes à son camarade.
— Ça vient du Vietnam, chuchota Moochie. Tu as vu, là ? Une goupille de grenade communiste.
David se dépêcha de hocher admirativement la tête. Dans un premier temps, il avait pris la goupille pour l’un de ces anneaux qui servent à décapsuler les boîtes de bière. La boutique sentait le vieux chiffon, et cela nuisait à son aspect martial.
— Barney doit être à la cave, murmura le gros garçon. Dès qu’il a du temps il travaille à son diorama géant.
Derrière le comptoir s’empilaient des boîtes de kit dont les couvercles représentaient des tanks ou des avions. Barney Coom surgit soudain des ténèbres d’une trappe. C’était un vieillard osseux et chauve, vêtu d’une combinaison de pilote de l’U.S. Navy dans laquelle il semblait totalement nu. Des poils blancs moutonnaient sur sa poitrine creuse et une multitude d’outils de précision pointaient hors de ses poches comme autant de lances minuscules brandies par une armée de nains.
— C’était un Yokosuka D4 Y1 Suisei, dit-il sans préambule, celui que les Japonais appelaient « Comète », et que les Alliés affublèrent du code « Judy » lors de la bataille de Midway. J’en suis sûr maintenant.
Il haletait, en proie à un grand trouble.
— Le moteur comptait 1 200 chevaux refroidis à l’eau. C’était un Aichi AE 1 A Atsuta… Oui, oui. Un Comète, le plus rapide des bombardiers en piqué de la Seconde Guerre mondiale. 576 kilomètres-heure à plus de 5 000 mètres d’altitude, 560 kilos de bombes. C’était un avion de mort, voué à la mort. Pas seulement un outil de combat comme les autres. Ce fut le cercueil volant des samouraïs. L’avion des fameux kamikazes…
Il transpirait, et une odeur acide montait de sa combinaison de vol entrouverte.
— Mais la semaine dernière vous parliez de l’Aichi D3 A2 Val, observa Moochie en courbant l’échiné. Lui aussi a servi d’appareil aux kamikazes… Il a été utilisé en Chine, à l’île de Wake, aux Philippines.
Le vieil homme se prit la tête dans les mains.
— Je sais, je sais, gémit-il comme si une migraine atroce lui ouvrait soudain le crâne en deux. Le Val ou le Judy… Comment savoir ? Il aurait fallu retrouver des morceaux de l’épave, mais ils ont tous disparu. Le Comète avait toutefois une charge explosive bien supérieure à l’Aichi…
David écarquilla les yeux, fusillé à bout portant par ce dialogue de fous. De quoi parlait-on ? Et pourquoi cette véhémence ?
— Barney a beaucoup de scrupules, expliqua Moochie à voix basse. Il essaie de déterminer avec précision l’identité de l’appareil qui s’écrasa sur le parc d’attractions. Ce n’est pas facile. Il faut recouper les témoignages, calculer les rayons d’action…
— L’Aichi Val détruisit la flotte de Pearl Harbor, consentit à murmurer Barney Coom. C’était le premier bombardier en piqué entièrement métallique construit par les Japonais. Son tableau de chasse est considérable. Un nombre incroyable de bâtiments alliés sombrèrent sous ses coups. Il ravagea la Royal Navy dans l’océan Indien. Oh ! Un rapace efficace, oui, mais qui n’avait pas la belle ligne de squale du Comète. Il avait un gros nez rond et ses roues semblaient chaussées de sabots… Le Judy, lui, était fin, racé… Une silhouette de requin, nerveuse. Un nez comme un museau de Grand Blanc.
— Je croyais que les avions japonais s’appelaient des Zéros, hasarda David pour dire quelque chose. Dans les films…
Moochie lui expédia un vigoureux coup de coude dans l’estomac.
— Le Zéro était un chasseur, trancha-t-il, pas un bombardier.
Et il ajouta entre ses dents : « Idiot ! »
— Ah ! Oui… Le Zéro, rêva Barney Coom, vous voulez parler du Mitsubishi A6M5 Reisen Zeke ? Non, non, ça n’irait pas.
Il ouvrait des yeux égarés, fixant le vide. Une interminable minute s’écoula, puis le vieil homme parut revenir à la réalité. À l’aide d’un fanion jaune, il essuya la sueur qui ruisselait sur son visage. Moochie profita de cet intermède pour présenter David et exposer brièvement son projet de revue.
— Nous critiquerons tous les kits, martela-t-il, nous dresserons pour chacun une liste des corrections à observer…
Barney hochait la tête, mais David eut l’impression qu’il restait prisonnier d’un rêve intérieur.
— Nous voudrions aussi faire un reportage sur votre œuvre, dit le gros garçon sur un ton déférent, et prendre quelques photos.
Une étincelle illumina les yeux du vieillard.
— Oui, oui, bafouilla-t-il, mais ce n’est encore qu’une ébauche, je dois sans cesse la retoucher, tous les jours. C’est comme la reconstitution d’un crime ancien. On ne peut procéder qu’en tâtonnant.
— Mon camarade ne connaît pas l’histoire du bombardier, commença Moochie, voudriez-vous…?
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, une main noueuse s’abattit sur l’épaule de David.
— C’est vrai ? martela Barney Coom. Alors il faut combler cette lacune, mon garçon, car l’histoire de Triviana s’est arrêtée cette nuit-là. L’histoire de la ville et de beaucoup de ses habitants. Nombreux sont ceux qui en portent encore la marque dans leur chair… Ce fut un embrasement, un coup de frein donné au temps. Depuis plus rien n’a jamais été pareil. La nuit du bombardier est devenue un repère temporel. Il y a « avant la nuit » et « après la nuit ». Triviana est morte cette nuit-là, vraiment morte, quand l’avion a foré son trou au milieu des manèges et des stands à guimauve. Certains l’ont peut-être entendu piquer. Ce n’est pas sûr. Le bruit des klaxons, les haut-parleurs qui faisaient un vacarme d’enfer ont probablement couvert le hurlement du vent déchiré par le nez de squale du Susei.
David se dégagea, agacé. La voix du vieux vibrait comme dans un mélodrame. On sentait qu’il avait répété cette tirade des milliers de fois.
— C’était quoi, cet avion ? coupa-t-il avec une pointe d’insolence.
— Un kamikaze, lâcha Barney Coom, l’un des derniers kamikazes. Il s’est probablement perdu en volant au-dessus de la mer, alors il a vu cette fête, ces manèges comme une couronne lumineuse. Il a peut-être cru qu’il survolait une usine, et il a piqué en hurlant pour lui seul une maxime japonaise.
David fronça les sourcils, il n’était pas incollable sur la guerre du Pacifique mais l’hypothèse avancée par le vieil homme lui semblait hautement fantaisiste. Un appareil japonais aurait-il pu s’approcher si près des côtes américaines ? Cela paraissait invraisemblable. On avait jadis parlé de sous-marins nippons longeant le littoral californien, mais il s’agissait de sous-marins, pas de porte-avions… Il est vrai qu’après Pearl Harbor la psychose anti-japonaise avait atteint des sommets effrayants. Barney Coom avait-il accusé le contrecoup de ce traumatisme au point de voir une machination des fils du Soleil levant derrière chaque catastrophe ou chaque accident ?
— Un kamikaze, rêva le vieillard, l’ultime appareil d’un porte-avions fantôme, la dernière dent du tigre lancée dans les airs aux ultimes échos de la bataille. Il a volé au hasard car ses instruments étaient déréglés. Cela n’a rien de surprenant. Pour les missions-suicide, on utilisait de vieux appareils à bout de course, des rebuts rafistolés en vue d’un unique trajet. D’un voyage sans retour…
Il parla longuement, évoquant la dérive du chasseur-bombardier aux ailes de plus en plus lourdes, l’angoisse du pilote fanatique désespéré de ne voir surgir aucune cible au-dessous de lui.
Malgré sa méfiance, David se laissait peu à peu hypnotiser. Il voyait l’oiseau noir déchirant les nuages, le ventre gorgé de bombes. Il entendait les premiers ratés du moteur. Le Comète avait piqué sur la côte, vers les lumières de la fête.
— C’était il y a quarante-deux ans, geignit Barney. J’avais tout juste seize ans. Je mangeais une pomme au sucre tout près de la grande roue. Lisbeth Mac Floyd se tenait contre moi, saoule de lumière et de bruit. J’avais posé ma main sur sa hanche et je sentais la bande de peau nue, entre son sweater et sa jupe. Elle était douce cette peau, un peu moite… élastique. Et j’imaginais le reste de son corps à partir de cet échantillon de dix centimètres carrés que frôlaient mes ongles. Je n’arrive même plus à me rappeler si j’ai entendu le hurlement du piqué… Non, je ne crois pas. Un haut-parleur nous déversait dans les oreilles une chanson idiote dont les paroles sont restées gravées dans ma mémoire, ça disait : Tu es mon sandwich de pain blanc, et lorsque je te serre entre mes doigts…
» C’était stupide, ça ne voulait rien dire, et pourtant je ne cesse de l’entendre : mon sandwich de pain blanc…, oui, c’est ça… Et le refrain faisait Kraki-Krac, Kraki-Krac… Tout de suite après, la boule de feu a explosé au centre du parc d’attractions. J’ai cru à un feu d’artifice tiré à l’improviste, et j’ai regardé Lisbeth pour lui dire : T’as vu ? C’est chouette…
» Alors elle m’a lâché la main et j’ai vu qu’elle avait un morceau de fer planté au milieu du front. Bon Dieu ! ça lui faisait une corne de métal… Un de ces machins comme en arborent les extraterrestres. Une antenne, ou je ne sais quoi… Elle a ouvert la bouche et vomi du sang, sur son sweater rose, sur ma main tendue… puis elle est tombée en arrière. À ce moment-là, le souffle de l’explosion m’a soulevé de terre et arraché tous mes habits. Quand je suis retombé dans l’herbe, je ne portais plus qu’une chaussette au pied gauche. J’étais ridicule, brûlé et à moitié assommé. Six cents kilos de bombes étaient en train de disloquer la plaine mais je ne le savais pas. Il y avait ce volcan qui crachait droit vers le ciel, et des morceaux de fer qui volaient en tous sens. J’ai vu un type rouler sur le dos, transpercé par le petit cochon de bois rose d’un manège pour gosses. La tête du cochon lui avait crevé le dos et le ventre pour ressortir juste au-dessous de son sternum. C’était horrible… et à mourir de rire. Et moi pendant tout ce temps je continuais à penser : “Tu es ridicule avec une seule chaussette. Essaie de l’enlever, tu seras encore mieux tout nu !” Je vous jure que je ne pensais qu’à ça, qu’à cette foutue chaussette blanche au bout de mon pied gauche. Le souffle a tout aplati : les montagnes russes, les chapiteaux. La grande roue s’est disloquée, je crois même qu’elle est sortie de son axe pour rouler sur la plaine. Elle brûlait sur toute sa circonférence, comme ces cerceaux enflammés que les dompteurs tendent devant le nez des tigres. Des gens hurlaient dans les nacelles incendiées, et le vent soufflait sur mon visage une haleine de lance-flammes. Alors seulement j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un feu d’artifice. J’ai rampé sur l’herbe noircie, j’ai posé la main sur un gosse recouvert de caramel bouillant, tout près du stand des pommes d’amour. Cela lui faisait un beau masque rouge, verni… et déjà dur. Des manèges emballés tournaient comme des toupies, et leurs petits chevaux de bois brûlaient en crépitant. Il y avait des cadavres d’enfants sur ces petits chevaux souriants. Des cadavres qui brûlaient, les bras noués sur l’encolure des bêtes. Les chevaux avaient des crinières de flammes qu’attisait la rotation du manège. C’était, dans la nuit, un spectacle magnifique. Au stand du marchand de ballons, les bouteilles de gaz explosaient en faisant tourbillonner les shrapnells des bonbonnes. Toutes les toiles des chapiteaux brûlaient. On aurait dit les wigwams d’un village indien après le passage de la cavalerie. Des cônes en feu qui ronflaient avec un bruit de soufflerie. Les flammèches et les tisons montaient vers le ciel en essaim doré, puis s’éparpillaient pour retomber sur nos têtes. Des paillettes d’or, semées au ralenti, et qui nous saupoudraient les épaules de cloques énormes. Et partout, partout, le feu… Je me rappelle qu’il y avait un grand bassin de tôle où l’on exhibait des dauphins. Les gens avaient plongé dans cette espèce de piscine, et les bêtes, folles de terreur, les mordaient et les assommaient à coups de queue. Les flammes léchaient les bords du bassin et quelqu’un hurlait : “Nous allons cuire au court-bouillon, nous allons cuire…”
» C’était grotesque. Des toboggans de feu dévalaient les pentes des scenic railways, poussant des wagonnets déjà remplis de corps carbonisés. Tout était détruit, tout, sauf ce foutu haut-parleur qui continuait à chanter : Tu es mon sandwich de pain blanc, et quand je te serre entre mes doigts… Bon Dieu ! Qui avait pu écrire un truc aussi idiot ?
» J’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé j’étais toujours nu, vautré dans la guimauve de la petite boutique de friandises. Je puais la menthe et mes cheveux étaient collés, comme si on les avait badigeonnés de goudron. Les premiers secours arrivaient. Les pompiers avaient mis leurs lances en batterie. L’eau crépitait sur les tôles bouillantes. On m’a relevé, on m’a jeté une couverture sur les épaules. J’ai dit : “Qu’est-ce qui s’est passé ?” Un type m’a répondu : “C’est un avion, il s’est écrasé au beau milieu de la fête. Des jeunes qui faisaient griller de la guimauve sur la plage l’ont aperçu au moment où il amorçait sa descente. Il paraît que la lune l’éclairait comme un projecteur.”
» Après on m’a donné des comprimés et j’ai dormi. Dès le matin on ne savait plus où mettre les corps. Ce n’était plus une chapelle ardente, c’était un champ de bataille. Dès qu’on écartait une poutrelle, dès qu’on soulevait un tas de planches, on découvrait de nouveaux cadavres. Les journalistes avançaient le chiffre de trois cents morts. Parmi eux il y avait beaucoup d’estivants, et des enfants, énormément d’enfants. Des croquis ont commencé à circuler, esquissant des portraits-robots de l’avion. Sur le terrain, au centre du cratère, il ne subsistait aucun débris. Les gens de l’armée ont déclaré que l’explosion avait totalement détruit l’appareil et qu’il ne restait pas même un boulon pour l’identifier. C’est à partir de ce moment-là que la légende est née. Les petits malins disaient : “C’est un V2, un V2 que les Allemands ont lancé d’un sous-marin. C’était une expérience, bientôt ils nous feront subir le même sort que les Anglais ! Ces saloperies de fusées nous tomberont sur la gueule jour et nuit ! ”
» En attendant, Triviana se remplissait d’infirmes. Des gosses erraient dans les rues, la tête et les membres couverts de bandages et de pansements. Moi, je ne souffrais que de quelques brûlures, mais j’avais toujours cette chanson dans la tête : Tu es mon sandwich de pain blanc, Kraki-Krac, Kraki-Krac… Lisbeth Mac Floyd, on l’avait fourrée sous une bâche dans le hangar de la halle aux poissons. Il y avait des tas de morts avec elle. Des tas de morts cachés sous des couvertures. Alors j’ai commencé à examiner les dessins gribouillés par les gosses de la plage… et depuis je n’ai pas cessé. Il y a quarante-deux ans que je regarde ces croquis à la loupe pour tenter de deviner l’identité du bombardier. Ma vie s’est arrêtée là, à ce point d’interrogation. Je dois répondre, je sais que je dois trouver la réponse. C’est la mission qu’il m’a été donné d’accomplir sur terre. Je mène une enquête interminable, depuis toutes ces années je n’ai jamais cessé d’y penser et je me répète : Qui était-ce ? … qui ? Quelque chose est venu, et ce quelque chose nous a détruits. Je ne veux pas mourir sans savoir la vérité. Si je ne peux pas mettre un nom sur notre agresseur, ce sera comme si nous avions été doublement victimes. Oui, c’est ça : blessés et bernés. Il me faut un visage, vous comprenez ? Un visage à haïr, mais pas cette absence. Cet incognito, non surtout pas…
» Le parc d’attractions est un gigantesque monument élevé à un meurtrier inconnu ! Je veux y apposer une plaque, une plaque nominative qui dira : “Voilà celui qui vous a fait du mal !” Voilà son nom, grade, sa photo… Oh ! bien sûr, je sais que je ne pourrai pas remonter aussi loin dans la recherche de la vérité ! Mais si je connaissais déjà l’identité de l’avion, si sa silhouette cessait d’être un simple fantôme.
Le vieil homme se tut, à bout de souffle, David se sentait mal à l’aise. Les propos de Barney Coom éveillaient en lui des résonances désagréables. L’odeur d’huile du parking l’assaillit, le faisant tituber. Sa tête était pleine de silhouettes, des silhouettes jaillissant de derrière une voiture, des fantômes de cuir aux mouvements crissants. Lui non plus ne connaissait pas les visages des agresseurs de M’man. Grand-mère Sarah avait dit que M’man elle-même avait été incapable de donner aux policiers une description utilisable des violeurs. Ils étaient venus faire le mal, ils avaient détruit une vie dans le plus parfait anonymat, et ils étaient repartis impunis. David comprenait la détresse de Barney Coom. L’ignorance le tuait. Haïr des fantômes n’a rien d’apaisant. Souvent David se prenait à penser : « Ces types, je les connaissais peut-être, il m’arrivait probablement de les croiser en allant au collège. Si ça se trouve ils me faisaient un signe de tête. Si ça se trouve… »
Comme Barney il se sentait à la fois victime et dupe. « Le parking », décida-t-il dans un flash mental douloureux, « le parking c’était ma nuit du bombardier. C’était la chose qui arrête le temps et qui fait que plus rien n’existe vraiment après. »
Cette révélation le laissa étourdi, nauséeux. Une sueur froide annonciatrice de syncope lui piqueta les tempes et le creux des paumes.
— Monsieur Coom, s’entendit-il déclarer, je voudrais voir votre maquette. Celle que vous construisez dans votre cave.
— Bien sûr, mon petit, souffla Barney, c’est par ici.
Et il le poussa vers le trou noir de la cave. Moochie fronça les sourcils. Il avait perçu le changement d’atmosphère. Il avait vu David devenir livide et osciller en se raccrochant aux vitrines. Quelque chose s’était passé, qu’il n’avait pas compris, et il en concevait une certaine jalousie. David semblait soudain uni à Barney Coom par un lien mystérieux et invisible. Il y avait désormais entre eux une complicité trouble, inexplicable.
« C’est parce qu’ils sont tous les deux un peu fous ! songea méchamment le gros garçon. Ils ont reniflé sur eux la même odeur d’asile et de tranquillisants ! »
Un escalier de dix marches menait à la cave. Là, au centre d’un quadrilatère de brique rouge, s’étendait un diorama de dix mètres carrés représentant la lande et la falaise. Barney avait utilisé du plâtre, mais aussi des pâtes plastifiées. La moindre nuance du relief était reproduite avec une méticulosité maladive. On distinguait les fissures de la roche, les bouquets d’ajoncs, les strates de la falaise. L’herbe artificielle avait été implantée par touffes, simulant les taches de pelade dues à l’érosion. David eut l’impression d’être un géant contemplant le monde, un géant ou un dieu. La falaise était là, devant lui, et il lui faisait face, comme un titan sortant des flots. Son ombre démesurée s’étirait sur la lande, se bosselant sur les ravines. Il était plus grand qu’une montagne, et sa main en s’abattant pouvait couvrir une maison. Une étrange ivresse s’empara de lui, et il crut comprendre que la passion du maquettisme s’apparentait à un désir de possession du monde. À une volonté obscure de s’improviser ouvrier divin. Géant, il échappait à son enveloppe étriquée d’adolescent, il avait la haute main sur les rouages de l’univers, il pouvait ouvrir le ventre des objets, façonner des montagnes, briser entre ses doigts le contour d’une falaise.
La maquette de Barney était un pan de création à domicile, la cérémonie magique par laquelle il cessait enfin de subir le cours des choses et réorganisait le monde. Grâce aux modèles réduits, il redevenait le Maître. Il s’emparait des commandes du cosmos grâce à un simulacre de plâtre peint.
David s’agenouilla. La sueur mouillait sa lèvre supérieure.
« Je suis aux commandes de Triviana, se répéta-t-il, je vais bouger un levier et faire basculer le collège dans la mer, j’enfoncerai un bouton et le sol s’ouvrira sous les pieds du jeune homme pâle… »
Mais il n’y avait ni bouton ni levier. Seulement une étendue de plâtre sur laquelle on avait figuré des manèges tordus dévorés par de curieuses flammes figées, découpées dans du plastique rouge. Les champignons de fumée avaient été modelés dans du coton hydrophile teint en noir. Tout cela était dérisoire et magnifique. Chacune des scènes évoquées par Barney se trouvait reproduite avec exactitude. La grande roue en feu, les gens plongeant dans le bassin des dauphins, les manèges de chevaux de bois entraînant dans une dernière ronde les cadavres des enfants carbonisés. Près d’un stand de friandises éventré, on apercevait le corps minuscule d’un homme nu, vêtu en tout et pour tout d’une seule chaussette : Barney Coom lui-même. Barney Coom à seize ans, la nuit de la catastrophe ! Un frisson de respect religieux courut sur l’échiné de David. Il se pencha pour examiner les petits bonshommes piqués sur la plaine. On les avait modelés avec une adresse remarquable et un souci du détail fascinant.
— Ceux-là sont en mie de pain durcie, commenta le vieil homme, ce ne sont que des ébauches, je les remplacerai progressivement par des figurines de plastique que je confectionnerai moi-même. L’idéal serait de réussir à sculpter des visages réels. Les visages des victimes de la catastrophe. Ce serait un véritable travail de miniaturiste, mais j’ai déjà rassemblé une documentation importante.
Il désigna de la main des journaux protégés par des sous-verre, dont il avait suspendu les premières pages au long des murs de la cave, à intervalles réguliers.
— J’ai recensé presque toutes les photos des victimes, expliqua-t-il. Je recoupe actuellement les témoignages pour savoir comment elles sont mortes et où on les a découvertes. Je vais écrire aux familles pour obtenir des précisions. C’est un travail de grande ampleur. En attendant, je me fais la main sur les gens de Triviana que je connais bien. Tenez, si vous voulez voir le résultat…
Il conduisit les deux adolescents devant un établi muni d’une grosse lampe et d’une loupe montée sur un bras flexible. De minuscules corps blanchâtres attendaient, alignés sur un carré de velours. On eût dit des homoncules pétrifiés, aux bouches distordues par la peur.
— Je suis en train de sculpter le visage de la petite Lisbeth Mac Floyd, dit doucement Barney.
Il alluma la lampe. À travers la grosse loupe, David distingua un corps féminin scotché sur la table. Des outils de précision entouraient un visage dont la surface n’excédait pas l’ongle de l’index. Le garçon fut stupéfié par la précision de la sculpture et le réalisme des traits. Une photo placée dans un médaillon servait de modèle. Elle représentait une jeune fille blonde aux cheveux bouclés, à la figure poupine un peu boudeuse.
— Je les sculpterai tous, haleta Barney dont l’odeur de sueur submergea David. Cinq cents personnages. Certains en mouvement, d’autres allongés et déjà morts. Lorsque je mourrai, je léguerai mon diorama à un disciple qui aura la charge de continuer mon œuvre, et de la parfaire au fil des ans.
Moochie frissonna à ces mots, et David comprit que le gros garçon s’imaginait très bien dans la peau de ce continuateur futur. Levant la tête, il découvrit au ras du plafond une succession de petits avions blancs, sans signes distinctifs, dont l’alignement figurait la course probable du bombardier. Il s’agissait de modèles grossièrement taillés dans le bois, des silhouettes, sans plus… Des points de repère.
— Lorsque j’aurai identifié le bombardier, je les remplacerai, fit Barney en surprenant le regard de l’enfant, mais il est encore trop tôt. Pour le moment ils n’ont pas de visage. Ce ne sont que des fantômes.
David regarda les petits corps alignés sur la table. Une fois de plus il se sentit géant. Il dut lutter contre l’envie de saisir la figurine représentant Lisbeth Mac Floyd et de l’écraser entre ses doigts, jusqu’à ce qu’elle s’émiette en une poudre non identifiable. La statuette lui sembla obscène avec ses bras étendus, ses jambes écartées. Comme elle n’était pas encore peinte elle paraissait nue, impudique… vautrée dans une posture alanguie.
— Le bombardier, chuinta Barney en gesticulant, il est tombé sur nos têtes, et il a fait de nous des survivants. des survivants ! Vous comprenez ? Depuis quarante ans je ne fais que survivre dans l’attente d’une autre catastrophe. D’un coup définitif qui va me rayer à mon tour de la liste des vivants. Les survivants ont toujours mauvaise conscience, c’est bien connu. J’ai lu des dizaines d’ouvrages sur la question. Je crève de survivre, vous entendez, je crève !
Les deux garçons reculèrent, effrayés par cette brusque crise de violence. À ce moment précis un chat noir se faufila dans la cave. C’était une pauvre bête efflanquée, aux oreilles trouées, mais dont la vue électrisa Barney Coom.
— Oh ! non ! hurla-t-il, le chat ! Le chat de la voisine ! Empêchez-le d’entrer ! Il vient manger mes personnages ! Les cadavres en mie de pain ! Il les dévore ! Chassez-le ! Je vous en supplie !
David et Moochie s’entre-regardèrent, désorientés. Pendant ce temps le chat avait escaladé la falaise d’un bond souple et progressait au milieu des manèges détruits. Barney Coom s’était saisi d’un balai, mais il ne pouvait en frapper l’animal sans courir le risque de détruire la grande roue ou la sinusoïde compliquée du scenic railway. Le chat mit cette hésitation à profit pour saisir dans la gueule un personnage qui fuyait entre les stands de loterie, les bras au ciel. Ses dents broyèrent la mie de pain durcie et la petite victime disparut dans son estomac.
— Oh ! non ! gémit Barney, il vient de manger Barnaby Steinway. Cette bête va me rendre fou !
À l’aide du balai il entreprit de chasser le félin à petits coups précis. Mais le chat s’attardait paresseusement, indifférent aux exhortations. Il mangea encore une marchande d’ice-cream, puis un gros homme vêtu de rouge dressé dans l’un des wagonnets du train fantôme, avant de sauter à terre et de disparaître entre les caisses dans le fond de la cave.
— On va vous laisser, hasarda Moochie en saisissant David par le bras, on repassera samedi prochain pour les photos.
— Oui, oui, bégaya distraitement Barney, au revoir les enfants.
Et il courut à la poursuite du chat, le balai brandi comme un fusil armé de sa baïonnette.
David et Moochie émergèrent de la trappe, les yeux plissés par l’éblouissement. David présentait un visage hagard d’enfant commotionné. Ils sortirent de la boutique tandis que des injures étouffées montaient du sous-sol. Le gros garçon consulta sa montre.
— On va aller à la pâtisserie française, lâcha-t-il d’un ton maussade. Après faudra faire des courses, acheter de la pellicule et tout le tremblement.
David acquiesça sans discuter. L’agressivité latente de son compagnon le désorientait. Ils s’installèrent à la terrasse d’un salon de thé au vélum délavé par le vent de sel. Moochie commanda des gâteaux qui ressemblaient à de petites éponges aspergées de rhum ; les Français appelaient cela des « babas ». David mordillait le bout de sa cuillère.
— C’est Barney qui t’a inspiré l’histoire du sous-marin japonais rôdant au bas de la falaise, n’est-ce pas ? attaqua-t-il sans élever le ton. Tu t’es bien foutu de moi. D’ailleurs, le dirlo est bien trop jeune poux avoir pu diriger un camp de prisonniers aux Philippines. »
Moochie baissa le nez, penaud.
— C’est vrai, avoua-t-il, je voulais t’en mettre plein la vue. À l’époque je ne pensais pas qu’on deviendrait copains. Il n’y a pas de sous-marin japonais. Le dirlo observe les oiseaux de mer. Il paraît qu’il rédige une monographie sur les mouettes du littoral.
— Et Barney ? Il est fou, et il n’y a jamais eu d’avion, c’est ça ?
— Non, pour Barney tout est vrai. Enfin, à peu près…
— C’est-à-dire ?
— On n’est pas du tout sûr qu’il s’agisse d’un avion japonais. En fait ça paraît même totalement improbable.
— Et ce serait quoi alors ? Un météore ?
— Non, pire. En fait il y a des gens pour murmurer que le zinc serait un Dauntless…
— Un quoi ?
— Un bombardier en piqué de chez nous, un zinc cent pour cent américain. Il aurait décollé de la base de Shaundry Sands pour un vol d’essai de nuit et serait tombé en panne de moteur au-dessus de la fête. Tu comprends pourquoi on n’a jamais retrouvé les débris de la carcasse ? Les militaires les auraient fait disparaître pour éviter un scandale.
— On est sûr de ça ?
— Non, personne n’est sûr de rien. C’est une hypothèse, rien de plus. Sans les débris on ne peut rien prouver, ni dans un sens ni dans l’autre.
— Je comprends pourquoi Barney veut à toute force prouver qu’il s’agit d’un zinc japonais. Un Américain tuant trois cents Américains, ce serait trop dérisoire.
Moochie disséquait son gâteau sans tenter de le manger.
— Est-ce qu’on pourrait visiter le parc d’attractions ? demanda David, poussé par une impulsion obscure.
Le gros garçon consulta sa montre.
— Ouais, si on loue des bicyclettes. Mais il faudra être revenus pour le car de ramassage ; si on est portés manquants, le dirlo nous arrachera la peau du cul.